Saison de navigation 2019 - Part 1 De Granville (Normandie) à Ceuta (Afrique)
Avant toute chose, mettons les points sur les i tout de suite. Dans mon histoire, navigateur solo ne veut pas dire seul. Quand je dis "nous", il s'agit bien de Petit Prince 2, de Blondie (l'infatigable pilote automatique qui nous permet cette aventure) et moi. Qu'on se le dise...
Une année n'est pas l'autre. Autant le périple de l'année passée s'était déroulé comme prévu, autant le projet de cette année a dû être modifié. Bien sûr, je savais que tout dépendait principalement de la météo mais je me voulais résolument optimiste. Après tout, on était à la bonne saison... et l'été se pointait. Le départ, prévu début juin, voyait s'enfiler les dépressions les unes derrière les autres avec des vents forts et le temps restait instable. Mon projet de rejoindre La Corogne d'une traite depuis Granville s'amenuisait. Mais chaque jour, on espère... Après l'attente des deux premières semaines, mises quand même à profit pour paufiner les derniers préparatifs à bord, il fallait prendre une décision quand à la stratégie à suivre, chercher une faille pour avancer. La faille... oui c'est cela. Cette brèche, c'est cette accalmie après la tempête, ce ciel de traîne souvent de courte durée. Avancer par petites étapes, mais avancer... pour gagner les eaux bleues du sud.
Trois étapes sur la Côte des Abers, sélectionnées parce qu'elles permettent l'accès à toute heure de la marée, de jour comme de nuit, furent nécessaires pour atteindre la pointe bretonne. Tout d'abord le pittoresque port de Lézardrieux sur la rivière du Trieux où je trouverai une insolite pierre tombale sur un trottoir, puis ce sera Roscoff où j'arriverai pour la dernière étape de cette course mythique, la Solitaire du Figaro, réunissant presque 50 voiliers. Et enfin, l'aber le plus septentrional, aux confins du Finisterre et de la mer Celtique, flanqué au nord par l'île Vierge et son phare le plus haut du monde, l'Aber Wrac'h ! Un havre de calme et un refuge très sûr par mauvais temps, s'ouvrant sur la campagne environnante. La marina donne accès au petit bourg dénommé L'Aberwrac'h. Puis, c'est le brouillard qui enveloppe la côte. Plus de visibilité. Depuis le bateau au ponton, le quai du petit port est flou et baigne dans un nuage opaque, humide. Nouvelle attente, mais rien ne change. L'annonce d'une remontée des hautes pressions de l'anticyclone des Açores vers le Golfe de Gascogne m'incite à partir. Il faut saisir l'opportunité. Aller vers les eaux bleues...
Et c'est dans la brouillasse, sans visibilité, ou presque, que je quitte l'aber, me fiant à mon GPS. Cap sur l'île d'Ouessant et la traversée du Golfe de Gascogne ! Petit Prince 2 avance dans du coton moite sous vent faible. À proximité d'Ouessant la brume est toujours aussi épaisse. Sur l'île, la station radio du Stiff diffuse un message régulier demandant aux navires d'exercer une veille attentive, visibilité 50 mètres. Prudence donc, je passerai au vent de l'île. Et quelle bonne idée ! De ce côté, peu à peu, cette buée disparaît, un horizon apparaît. Devant Petit Prince et son skipper, 330 milles nautiques pour joindre A Coruña (La Corogne) et la Galice. Le vent s'est levé sous l'effet de la dorsale. Au petit largue, sous bonne brise et sous gennaker, enfin nous faisons voile cap au sud. Une voile bleue pour des eaux bleues...
La grand-voile est ferlée. À partir de maintenant, presque tout le reste du voyage se fera sous voiles d'avant et principalement sous gennaker. Il y a plusieurs raisons à cette tactique. D'abord parce que, pour avancer dans la bonne direction, le vent sera ou devra être majoritairement portant et que la grand-voile gênerait la voile d'avant en la masquant. Ensuite parce que le bateau atteint très vite sa vitesse critique, souvent en la dépassant légèrement, et son rapport déplacement/longueur (DLR Displacement Length Ratio) le place entre un voilier de compétition et un voilier de croisière, il n'est donc pas nécessaire de le surcharger de toile en croisière. Dans certaines conditions aussi, le vent souffle, par moments, en rafales très fortes mais courtes et inconstantes, justifiant de prendre des ris dans la grand-voile. La voile d'avant étale plus facilement ce phénomène et réduire la toile sur enrouleur est aussi bien plus aisé et n'expose pas le skipper. Il ne faut pas perdre de vue que je suis seul à bord et que mon souci premier est la sécurité du navire et de son équipage.
Quatre jours seront requis pour ce passage océanique. Encalminé une bonne partie du troisième jour sous la chaleur brûlante du soleil, le bateau est figé loin de tout, sur cette étendue calme, bleue, lisse, huileuse. Un vent d'est se lève en soirée montant rapidement à force 7. Et c'est sous un ciel de plomb, une mer grise et houleuse où s'entremêlent pluie et vent, que nous atteindrons A Coruña.
Puis c'est un nouveau départ, vent portant, destination Lisbonne. Je laisse à babord la Galice et ses magnifiques rias, que je connais déjà, car la route est encore longue. L'alizé portugais nous à rejoint sous le soleil et c'est sous bonne brise que nous longeons la côte du Portugal. À hauteur de Cascais le vent faibli, s'évapore. Remonter le Tage au moteur ne m'inspire pas. Nous ferons relâche à Cascais port de pêche et de plaisance, mais aussi station balnéaire très prisée des Portugais. J'utiliserai le chemin de fer pour aller à Lisbonne (l'abonnement de train pour une semaine, sur cette ligne dont Cascais est le terminus, est très peu cher) et redevenir un terrien ici, pour un temps, me plaît assez.
Après plus d'une semaine d'escale on repart vers l'Algarve et Lagos toujours sous le soleil, la chaleur et le vent du nord soutenu de l'alizé portugais. Cette fois on y est dans ces eaux bleues, maintenant tout est facile, stable (enfin... pas toujours... on verra ça plus loin).
Avec un vent à décorner des bœufs, la marina de Lagos est une escale chère...trop chère ! (comme beaucoup d'autres aussi, en Méditerranée, mais les prix indécents que certaines marinas demandent devraient leur faire honte, sans compter que la qualité de leurs services ou de leurs installations n'est même pas supérieure). Soyez donc vigilants sur les prix et ne faites pas escale dans ces marinas. Un port est avant tout un refuge, et pas seulement en cas de mauvais temps, et ces pratiques déshonorent les traditions marines d'accueil, d'aide et d'assistance.
Cap donc sur la baie de Cadix et le port de Rota. Située à l'extrême nord de la baie, la marina de Rota est confortable, calme, et le Castillo de La Luna qui en est aussi l'hôtel de ville est intéressant à visiter. Et cette fois, ce sera le bus qui m'emmènera visiter la très belle ville de Cadix.
Et ensuite nous mettons les voiles sur Gibraltar. Passage du fameux Cap de Trafalgar et bifurcation, de nuit, à Tarifa. Merveilleuse route est et vent d'ouest entre deux continents si proches. À tribord, la ville de Tanger et la côte du Maroc sont éclairées de mille feux. À babord le phare de l'île de Tarifa balaye l'eau noire d'un éclat rutilant intermittent. La voûte céleste scintille, la mer brille au rythme de la houle reflétant l'éclairage de la terre. De-ci, de-là, au ras des flots, noyées dans le miroitement de ces rayonnements, de petites loupiotes rouges, vertes, blanches avancent lentement vers une destination lointaine. Bientôt c'est l'entrée de la Baie d'Algéciras. Eole s'endort. Zig-zag au moteur entre les cargos et les tankers au mouillage. Attente du petit jour, et entrée dans le port de l'une des colonnes d'Hercule. Je ne trouve pas tout de suite la marina et la pensée me vient d'aller à Alcaidaisa Marina, La Linea. Juste de l'autre côté de la "frontière" comme ils disent ici. Sage décision car cette marina tout confort, qui ne manque pas de place, est bien moins chère qu'à Gibraltar et seulement 400 mètres à pieds me séparent du territoire du Rocher.
Après la découverte du Rocher, de sa vieille ville et la visite de La Linea, Ceuta nous appelle. Avis de grand frais au large. À force d'attendre un changement qui ne vient pas, on part. La traversée est courte, 16 milles... on ne va pas y passer la vie ! Le Poniente (c'est le vent d'ouest ici) souffle sur le détroit. Force 3 par le travers en partant, à la sortie de la Baie d'Algéciras c'est un force 4 qui nous cueille. Au milieu du Détroit le vent passe à 5 et à mesure de notre avancée ça monte, comme la mer d'ailleurs. On est maintenant à force 6 et ce qui m'inquiète c'est un courant et la dérive due au vent qui nous repousse à l'est, hors de la Baie de Ceuta. Je modifie le cap et on est maintenant au bon plein et le vent passe à force 7. Une mer de crètes blanches se creuse. Il faut encore réduire la toile mais alors on perd de la vitesse. Il ne manque pas grand'chose pour entrer dans la Baie de Ceuta et bénéficier de la protection du Djebel Musa. J'ai pris la barre. Finalement, à force d'attention, jouant de ruses avec vagues et vent, on passe. Une fois dans la baie, le vent tombe graduellement au fur et à mesure que nous approchons de Ceuta. Dans le port règne un calme plat. Petit Prince 2 sera le seul bateau à entrer dans la marina de Ceuta ce jour-là. Nous touchons la seconde colonne d'Hercule, et aussi un autre continent. Petit Prince 2 est en Afrique !
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